Winter Online Lecture Series on EUROPE. Compte-rendu de l’intervention du Dr Sara Afonso Ferreira: « L’art dans la construction d’une identité européenne – étude de cas de la Cour de Justice de l’Union Européenne »

Le cours “Histoire de la construction européenne (1919-1993)” du MAHEC (Master en histoire europénne contemporaine) a accueilli lors de sa session du 13 décembre 2021 une oratrice invitée – Dr Sara Afonso Ferreira (1), historienne d’art à la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), qui a montré la manière dont cette institution a contribué – par l’art et l’architecture – à l’édification progressive d’une véritable identité européenne. L’architecture ainsi que les œuvres conservés à la Cour montrent le lien entre l’architecture et la force symbolique du Luxembourg comme promoteur de la construction européenne.

L’ensemble architectural de la CJUE est constitué d’un palais central, qui a été construit en 1973, peu après l’aménagement du quartier européen du Kirchberg. En guise d’empreinte industrielle luxembourgeoise de l’acier de patent luxembourgeois, fabriqué à Belval, a été utilisé. En choisissant une forme de temple antique bâti en verre et acier, la Cour établit ainsi une architecture juridique spécifique, qui fera tradition. Dans les années 1980, au fur et à mesure de l’élargissement européen – et de l’augmentation du personnel de la Cour avec des ressortissants des nouveaux États membres – les locaux deviennent trop exigus. En même temps, la création d’un nouveau corps de métier avec activité permanente– les juristes-linguistes – pose un problème d’espaces adéquats. Dans un but de transparence et de compréhension il est impératif de traduire l’ensemble des productions textuelles CJUE, et ce dans les 24 langues officielles de l’UE. Ainsi on a chargé le bureau d’architecture Paczowski et Fritsch de la construction de trois autres bâtiments au sein de l’ensemble architectural de la Cour – les tour Erasmus, Thomas More et l’annexe C. Les tours dorées créent un nouveau point de vue dans l’horizon du Kichberg. Mais des problèmes liés à l’instabilité du palais (ainsi que la nécessité d’adaptation des matériaux aux nouvelles exigences pour éliminer, par exemple, l’amiante) donnent lieu à un nouveau concours, remporté par l’architecte français Dominique Perrault.

Perrault propose sa vision pour la rénovation de la Cour, tout en gardant le palais initial comme structure symbolique, autour duquel il envisage une structure protectrice en verre et en acier. Le but est à la fois de donner une intimité à l’immeuble, et en même temps de dévoiler la cour initiale afin d’illustrer le principe de la transparence juridique. Ainsi, 116 colonnes -séparées par des panneaux en verre – sont construites, afin de permettre une vue vers l’intérieur. Cette partie – le noyau de la Cour – est dominée par une mise en scène de l’acier, travaillé de différentes façons. La brillance donne impression d’une métaphore planétaire en acier qui flotte autour du palais initial. 

En pénétrant à l’intérieur du bâtiment ainsi transformé, le regard du visiteur est emmené vers la grande salle d’audience, qui représente le noyau central de cette galaxie. En enracinant cette grande enceinte à un niveau intermédiaire (-2 du sous-sol), l’architecte a voulu séparer l’espace public et l’espace privé de la justice. La salle ressemble à une salle de spectacle, où les juges et le publi  sont à un même niveau, ce qui exprime le caractère à la fois humain et démocratique de la justice.  Aussi, lorsqu’ils exercent au sein de la Cour, les juges sortent de leur espace national et entrent dans leur rôle de représentants de la Justice européenne.  Par son aménagement et sa décoration la grande salle d’audience fait aussi référence à l’acier du Luxembourg, présent dans la structure d’ensemble et dans nombre de détails. Les luminaires, de forme cylindrique, renvoient ainsi aux lampes utilisées dans les mines luxembourgeoises. Le style de cette grande salle est décliné sous diverses formes dans les salles d’audience plus petites, présentes ailleurs dans le palais.

Par la suite, l’oratrice se penche sur les collections d’art constituées par la CJUE, dont les origines remontent au moment de la constitution même de l’institution et de son implantation au Luxembourg, après la signature du traité de la CECA (1951). La Cour n’a pas une collection d’art au sens plein du terme, dans la mesure où elle ne fait pas d’acquisitions. Les objets d’art proviennent en fait de différents États membres de l’UE, sous forme de prêts ou de donations, et leur vocation est d’embellir et de décorer les espaces de la Cour, tout en racontant une histoire particulière sur la construction européenne. De surcroit, l’art est un moyen de représentation nationale au sein de l’UE et les États membres transmettent, par le biais des œuvres d’art, des messages symboliques. Les dates de mise à disposition de ces œuvres sont aussi chargées de significations, car elles sont liées à un moment précis du processus d’intégration européenne.

La première œuvre arrivée à la Cour est La petite peur de Jean Lurçat -une tapisserie  réalisée en 1953, qui montre un scénario céleste avec des aspects végétaux et bestiaux. La tapisserie est une représentation des antagonismes de la nuit et du jour, les deux sont représentés par un coq et un bouc. Le coq a une connotation positive, car il chante le lever du soleil. Le bouc symbolise la mort et le malheur, mais par sa direction (il sort de l’œuvre) il symbolise aussi la cyclicité de la vie.  Cette œuvre exprime donc le renouvellement constant. En 1990 une autre tapisserie de l’artiste portugais Charters de Almeida Joao a été prêté à la Cour par le gouvernement portugais après l’adhésion du Portugal à l’UE et comme expression du désir des nations de se faire représenter d’une façon non conventionnelle, par la création artistique .

À l’extérieur de la CJUE trône La croissance – une œuvre monumentale du sculpteur luxembourgeois Lucien Wercollier. Cette sculpture abstraite était initialement placée sur un socle, mais l’artiste a finalement décidé de l’enraciner dans la terre, afin que le message qu’elle transmet au public – la croissance de la terre vers le ciel – soit plus authentique, plus puissant. 

La dernière œuvre qui a été récemment ajoutée à la collection de la Cour est intitulée Acrobate  et a été réalisée par un sculpteur polonais.  Après les injonctions de l’UE à l’égard de la Pologne, cette œuvre exprime, aux yeux du public, beaucoup plus que son message esthétique initial : la stabilité n’est pas acquise et elle ne peut se manifester que par rapport à l’instabilité. La question de l’équilibre entre stabilité-instabilité est ainsi suggérée. L’Acrobate, qui peine  à garder l’équilibre est une métaphore de la Cour de  Justice, qui maintien la balance au sein de  l’Union. Il s’agit d’un acte symbolique de la part de l’artiste  polonais qui exprime son espoir à ce que l’équilibre ne soit pas renversé.

L’œuvre exposée dans la Cour qui est probablement la plus connue est Le penseur d’Auguste Rodin. Cet artiste qui a révolutionné la sculpture figure dans son oeuvre Dante, l’auteur de La Divine Comédie. La sculpture montre un corps souffrant, mais un esprit libre. L’homme est représenté dans sa nudité, sans les caractéristiques du poète, ce qui lui confère un son caractère universel.

Par son architecture et les œuvre d’art diverses et hétérogènes qu’elle abrite – et qui émanent de différents États membres constituant l’Union – la CJUE véhicule différents symboliques qui contribuent à la création d’une identité européenne particulière, avec laquelle la Cour s’identifie pleinement. 

Timo Wenzel

(1) Sara Afonso Ferreira, s’est formée en Histoire de l’Art moderne et contemporain à l’Université Libre de Bruxelles, où elle a également obtenu son DEA. À Lisbonne elle a été chercheuse à l’Université Nouvelle de Lisbonne (où elle a entamé ses recherches doctorales) dans le cadre de l’avant-garde portugaise du début du XXè siècle). Elle exerce son expertise en tant que curatrice et éditrice littéraire dans son domaine de prédilection.