Le 14 décembre 2021, dans le cadre du cours « Transitions démocratiques en Europe Centrale et Orientale » (Programme du Bachelor en Cultures Européennes, BCE-EU-301-04), est intervenu Andrey Grachev, ancien conseiller et porte-parole de l’ancien président de l’ex-URSS, Mikhaïl Gorbatchev, et aujourd’hui notamment historien et politologue russe. Sa présentation portait sur les causes et la situation géopolitique actuelle dans les anciens pays du bloc soviétique, dans le contexte anniversaire des trente ans de la chute de l’URSS. Son intervention a été suivie de plusieurs questions formulées par les étudiants et le public (présent en ligne).
Le docteur Grachev a débuté son exposé en apportant une précision, non des moindres, qui sera très importante pour son argumentation. En effet, en lieu et place « d’Europe de l’Est », il préfère la dénomination « l’Est de l’Europe ». La raison en est qu’il faut incorporer dans l’espace européen la Russie, souvent grande oubliée. En effet, ce pays est géographiquement, culturellement et historiquement européen et participa activement à l’histoire européenne et à sa culture. De plus, il est nécessaire de comprendre la Russie pour également saisir la situation qui découle de la chute en 1991 de l’URSS.
Le le docteur Grachev s’est ensuite attaché à réaliser une fresque historique des relations dans l’Est de l’Europe après à la Seconde Guerre mondiale. Il en ressort que depuis 1945, suite aux conférences de Yalta et de Potsdam et ce durant quarante ans, l’Est de l’Europe est politiquement, militairement et économiquement attachée au bloc soviétique, coupé du reste du monde par le Rideau de fer. Ces pays sont intégrés dans les jeux géostratégiques du partage du monde dans cette logique de confrontation bipolaire de la Guerre Froide. Ces pays se retrouvent avec sur leur sol leurs libérateurs du nazisme mais aussi leurs occupants communistes en la personne de l’Armée Rouge. Le docteur Grachev réutilise une expression de l’écrivain Milan Kundera en précisant qu’ils sont vus obligés de vivre avec une histoire volée en subissant un système politique et économique imposé par l’URSS. Cette histoire volée se trouve aussi écrasée lors des soulèvements populaires comme celui du printemps des peuples en 1949. Cependant, cette aspiration à la souveraineté, écrasée par la doctrine Brejnev persistera.
C’est sur ce point que l’argumentation du conférencier revient à la précision initiale sur la Russie. En effet, pour que les processus de libération puissent aboutir, il doit rencontrer un courant orienté vers la démocratie. Elément qui doit venir de la société oppressive, soviétique. Il viendra avec la démocratisation intérieure (Perestroïka : introduction de la liberté de pensée, de conscience, ouverture vers le monde…) et l’on assiste à partir de 1989 à des évènements inimaginables précédemment, comme des élections libres en Pologne ou encore la chute du Mur de Berlin.
Le docteur Grachev a eu à cœur d’illustrer les évolutions internes et le travail de Mikhaïl Gorbatchev. En effet, un moment central de ce processus de démocratisation est l’annonce officielle et solennelle en décembre 1988 à l’assemblée générale des Nations Unies de l’abandon de la doctrine Brejnev (primauté de l’idéologie et des intérêts socialistes qui prévaut sur le droit international), fruit d’un long travail. Ainsi Gorbatchev proclame le droit de chaque peuple de choisir son système politique, approprié à sa situation, et la fin de l’ingérence soviétique. Les pays d’Europe de l’Est voient le retrait des troupes soviétiques (abandon des régimes en place par les troupes soviétiques) ce qui entraine des changements naturels de régimes dans ces pays.
C’est ainsi que le docteur Grachev peut revenir à la Russie et au travail en amont de son dirigeant. En effet, la révolution politique et préventive qu’entérine Gorbatchev avec ses réformes profondes en URSS se déroule peu avant pour les soviétiques. De plus, l’appel de Gorbatchev qui rappelle le « n’ayez pas peur » de Jean-Paul II est aussi entendu de cette manière en URSS. Cela entraine également l’éclatement de l’URSS avec l’indépendance de nombreuses républiques comme les pays baltes ou les pays du Caucase. Evidemment, le conférencier rappelle les résistances à ces changements et la mise à mal des projets de Gorbatchev (notamment la tentative de coup d’Etat en août 1991). Si l’on revient aux républiques qui s’émancipent, l’intervenant souligne que cela met à mal les espoirs de Gorbatchev de former un état démocratique confédéral à l’image de l’Union Européenne.
Ainsi, Andrey Grachev martèle que le point de départ de cette nouvelle histoire est associé à la « destiné commune » de ces pays à l’Est de l’Europe et qui ne peut être compris si l’on sépare les évolutions en parallèle de l’Europe et de la Russie post-soviétique. En effet, l’euphorie à l’époque est globale, avec un optimisme dû à la possible unification de l’Europe et à la fin des blocs militaires (notamment de l’OTAN). Gorbatchev dans l’état des choses espérait faire naître un système de défense collective, intégrer l’URSS à la maison commune européenne et utiliser le levier européen pour démocratiser la Russie.
Après cette très large mise en contexte de la part du conférencier, celui-ci a abordé les évolutions et résultats trente ans après la chute de l’URSS. Il en conclut que nous sommes très loin des attentes et espoirs de l’époque. Malgré l’enthousiasme de Mitterrand et de Bush Père notamment face au nouvel ordre international, l’actualité contredit cette joie. En effet, il souligne que l’on assiste à un retour des confrontations autour des grandes puissances et à une Europe qui doit chercher seule sa voie notamment dans sa relation avec la Russie car les Etats-Unis se détournent du Vieux Continent pour se diriger vers le Pacifique. C’est d’ailleurs pour cela que les pays de l’Est furent en partie intégrés à l’OTAN, créant malgré cela des tensions avec la Russie.
Ces confrontations et ces rapports conflictuels apportent de nombreuses incertitudes selon l’analyse d’Andrey Grachev. En effet, la chute du bloc soviétique aurait dû créer des relations de partenaires entre anciens pays communistes alors qu’aujourd’hui nous pouvons davantage observer des relations d’adversaires. Quant à la Russie, elle fut rejetée de toute participation ce qui pourrait être expliqué par les souffrances passés des pays de l’Est qui se seraient ainsi vengés de ce qu’il considérait comme leur oppresseur afin de se détacher de son orbite (la ceinture de sécurité de Staline incarnée par ces pays).
L’attitude européenne est également critiquée par le conférencier qui considère qu’il existe un problème d’interprétation de l’Occident envers la Russie car l’on assiste à une colonisation démocratique de l’st par l’Occident alors que l’on devrait assister à une rencontre des deux Europes dans toutes leurs particularités. Cela est vecteur de tensions.
Selon Andrey Grachev on voit naitre une deuxième Guerre froide qui viendrait cette fois-ci des déceptions russes face à l’ultralibéralisme et à l’effondrement social qui n’apporte pas le mode de vie occidental avec le confort rêvé par les Russes. Le pays s’isole et l’on remarque également cela dans les anciens pays du bloc de l’Est avec l’érection de nombreux murs aux frontières extérieures de l’UE mais également à l’intérieur. Des frontières internes aux Etats surgissent comme en Ukraine. Des pas en arrière sont faits, notamment par les dirigeants russes qui veulent retrouver leur crédibilité sur l’échiquier international.
En conclusion, Andrey Grachev cite Vladimir Poutine qui, au sujet de l’effondrement de l’URSS, disait qu’il s’agissait d’une catastrophe géopolitique. Le conférencier invite ici chacun à réfléchir sur la situation du monde et regarder tout cela les yeux ouverts en concevant une nouvelle chance pour ce monde, une chance possible.
À la fin de la conférence, les questions des auditeurs sont venues approfondir certains points, notamment sur l’économie et la part écrasante du PIB soviétique qui était dédiée à l’armement (40%), la puissance internationale étant privilégiée à celle nationale. Andrey Grachev revient rapidement sur l’échec nuancé de la libéralisation économique de la Russie. Un autre point abordé est la disparition soudaine des pouvoirs communistes remplacés, au grand étonnement de Gorbatchev, par des régimes très opposés comme en RDA avec un parti sympathisant de la CDU en RFA.
L’ultime question fut celle de savoir comment trouver un terrain d’entente entre l’Occident et les ex-pays soviétiques dont la Russie. Pour le conférencier politique commence par la volonté politique. Or les deux parties ne s’entendent pas, les Russes estimant avoir fait des efforts supérieurs aux retours en considération bien modestes de la part de l’Occident.
Andrey Grachev conclut ainsi : l’Europe malgré ses hésitations doit prendre l’initiative pour mettre fin à la détérioration des relations entre la Russie et le monde Occidental car aujourd’hui il n’y a plus d’idéologie antagoniste et les premiers pays qui ont profité de la chute du régime communiste en sont maintenant les premières victimes. L’Europe doit agir seule car elle l’est, le parapluie européen des Etats-Unis ayant disparu.
Théo Di Nino